12 février 2012

La fleur de Stéphanie, d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad

La fleur de Stéphanie
Rwanda entre réconciliation et déni

d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad

Tu dois rester très calme, c'est la consigne. Tu t'adresses à un des tueurs de ta famille ou à un de ses complices, et tu ne dois surtout pas t'emporter. Les gacaca, tribunaux traditionnels, fonctionnent selon des règles qui, pour certaines, ressemblent à celles d'un tribunal habituel. Le président doit veiller au bon déroulement des séances, il s'agit de savoir se tenir. Tu penses, c'est sûr, que lorsque tu es face à l'assassin de ta soeur, comme cela m'est arrivé, tu dois savoir te tenir. C'est la moindre des choses, non ? (Extrait du chapitre : Prologue au gacaca)

Aujourd'hui, les gacaca confrontent les rescapés à leurs tueurs. En échange d'importantes remises de peine, ces derniers sont incités à révéler la vérité sur les ultimes instants de leurs victimes ainsi que les lieux où leurs dépouilles ont été abandonnées. Douze ans après le génocide, Esther, dont la quasi-totalité de la famille a été exterminée, cherche toujours le corps de sa soeur Stéphanie. De cette soeur aimée, il ne reste qu'une fleur, qu'elle avait plantée dans sa jeunesse, près de la maison familiale. Dans "La fleur de Stéphanie", de façon sobre et poignante, Esther raconte ce cruel face-à-face avec les tueurs, et donne la parole à des rescapés qui travaillent chaque jour auprès d'eux, afin de les sensibiliser à la paix et à la reconstruction d'une nation rwandaise.

La fleur de Stéphanie, Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, Editions Flammarion, 2006, 250 pages

A propos des auteurs

Rescapée du génocide des Tutsi, Esther Mujawayo travaille aujourd'hui comme trauma-thérapeute dans un centre de réfugiés en Allemagne. Elle a publié avec Souâd Belhaddad, SurVivantes (2004).

Souâd Belhaddad est journaliste, reporter et auteur. Elle a, entre autres, publié Algérie, le prix de l'oubli (2005).

Le sommaire

- Avant-propos
- Quelques jours avant le départ pour le Rwanda (Septembre-octobre 2005)
Première partie
Douze ans après, la quête de la vérité
- Le prénom d'où je viens
- Prologue au gacaca
- Les gacaca
- Thomas, noir menteur
- La parole libérée
- Face au tueur de Stéphanie... je n'ai pas réagi comme je l'imaginais
- Etienne, menteur et tueur
- La fleur de Stéphanie
- La repentance d'un lâche
Deuxième partie
Paroles de "RÉCONCILIATEURS"
- Pardonner, disent-ils
- Théophila, l'expérience des TIG, travaux d'intérêt général
- Joséphine, l'expérience de la sensibilisation dans les prisons
- Odette, la cour d'appel des gacaca
- Stéphanie, la solitude des intervenants
- Mathilda, la santé mentale des rescapés lors des gacaca
- Samson
- Ma peur pour elles
- Emerita loge chez son tueur. La condition sociale des rescapés douze ans après.
- Ode à Stéphanie
- Rencontre entre Simone Veil et Esther Mujawayo
- Que s'est-il passé au Rwanda ?

L'avis d'une lectrice
Source

EMOUVANT et AUTHENTIQUE

Ce livre-témoignages à 4 mains se lit d'une traite. Avec Esther et Souad, nous pénétrons dans l'indiscible des conversations *rwandaises", dans toute l'ambivalence des gacacas avec les témoignages d'Esther et des ses amies d'avega...
un témoignage sur le génocide des tutsis du rwanda à lire absolument pour ne jamais oublier, à lire aussi parce que c'est une façon active de participer à la mémoire de Stéphanie et des siens ...NON ils ne sont pas *finis*...
BRAVO

Voir également

- Génocidé, de Révérien Rurangwa
- Dans le nu de la vie, de Jean Hatzfeld
- Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld
- Cette playlist de vidéos sur le génocide au Rwanda en 1994

Extraits choisis

L'avant-propos

(p9-p11) Le Rwanda vit actuellement une expérience unique : les génocidaires, incités à des aveux par la justice en échange d'importantes remises de peine, parlent. Face à des rescapés ou à leurs familles, ils dévoilent leurs crimes et les lieux où ils avaient abandonné les corps de leurs victimes. Aujourd'hui, "grâce" à ces révélations, de nombreux rescapés ont pu retrouver la dépouille des leurs et leur donner enfin une sépulture digne. Une très grande partie de ces prisonniers a été libérée. Victimes et bourreaux devront finalement revivre ensemble. Ainsi, les rescapés doivent-ils affronter cette nouvelle épreuve : cohabiter de nouveau avec leurs génocidaires, jadis leurs proches voisins ou amis d'enfance.
En novembre 2005, nous nous sommes rendues au Rwanda, Esther et moi, espérant retrouver la dépouille de sa soeur Stéphanie, éliminée avec ses trois enfants il y a douze ans. Un tueur avait finalement avoué les faits, et dénoncé deux autres. Esther devait tous les rencontrer. Sur place, à l'exception d'un seul, les génocidaires de Stéphanie ont persisté dans leur déni. Stéphanie ne dort toujours pas en paix, Esther non plus - de fait.
Elle reste donc dans un deuil impossible, comme des milliers d'autres survivants. Dans une première partie, nous avons donc raconté cette vaine quête.
La confrontation entre Esther et les responsables de la mort de Stéphanie et de ses trois enfants a été évidemment cruelle. Cette cruauté, la majorité des rescapés au Rwanda la subit actuellement. Pourtant, certains d'entre eux ont décidé de s'impliquer dans la dite politique de réconciliation nationale, soit en devenant juge des gacaca (tribunaux qui jugent les crimes de génocide), soit en intervenant auprès de détenus pour les sensibiliser à la paix. En face à face... Nous avons rencontré plusieurs survivants qui ont fait adopter cette position : se confronter aux génocidaires pour tenter de les convaincre d'une re-cohabitation. "Parce qu'on n'a pas d'autre choix", disent-ils unanimement. Certains se retrouvent même à "dialoguer" avec les tueurs de leurs propres familles.
Ces rescapés sont héroïques, mais également effrayants d'un tel héroïsme. Nous avons tenu, avec Esther, à leur donner la parole afin qu'ils racontent, dans leurs propres mots, l'expérience inouïe qu'ils sont en train de vivre. Leur discours balance sans cesse entre conviction rationnelle et doute profond - et cette ambivalence est poignante. La deuxième partie de notre livre leur est donc principalement dédiée. La parole de rescapés d'un génocide est particulière. Lorsqu'elle se livre, elle se conjugue d'abord à l'imparfait puis, subtilement, glisse vers le présent, comme si, figé dans leur mémoire, le temps de l'inouï immobilisait également le temps du récit. Le lecteur comprendra alors pourquoi, dans les propos d'Esther, mais aussi ceux de Théophila, Joséphine, Odette, Stéphanie, Mathilda, s'intercale régulièrement ce balancier entre passé et présent, faisant fi de toute logique syntaxique. Je n'ai pas voulu le corriger - c'eût été ne pas entendre la spécificité de cette parole. Je crois le lecteur capable du même effort, et indulgent pour ses apparentes erreurs qui, en réalité, sont de flagrantes preuves du traumatisme des rescapés.
Enfin, la dernière partie de notre ouvrage reprend le fil de la réflexion d'Esther sur cette entreprise surhumaine que mènent les rescapés, ainsi que sur son impossible deuil de Stéphanie. Pour Esther, douze ans après, la vérité n'est toujours pas.

A peine deux semaines avant notre départ pour le Rwanda, je venais d'achever l'écriture d'un livre "Algérie, le prix de l'oubli" : il recueillait le témoignage de la terreur de ceux qui, après le vote de la Charte pour la paix et la réconciliation, devaient vivre aux côtés des assassins des leurs. Quoiqu'elles n'aient rien de comparable, en observant ces deux sociétés qui, l'une et l'autre, doivent affronter la question de la réconciliation entre victimes et assassins et du pardon, je n'ai pu que confirmer cette terrible réalité : l'effort est toujours demandé à la victime qui a déjà subi le pire. Avec Esther, notre travail persiste à entretenir la mémoire du génocide des Tutsi. Nous considérons toutes les deux que, comme celle de la Shoah, on n'en parlera jamais trop et que ces mémoires doivent être transmises de génération en génération, de siècle en siècle. Car ce passé appartient à notre présent.

Souâd Belhaddad

Chapitre : Quelques jours avant le départ pour le Rwanda
(Septembre - octobre 2005)

(p14-p15) ../.. Ce livre va entretenir la mémoire de Stéphanie. Il va peut-être m'aider à l'enterrer, Stéphanie, ma soeur, ma moitié avec qui on riait si bien. Tuée avec ses trois enfants et deux voisines. Stéphanie n'est pas morte comme je l'imaginais. Je t'ai dit déjà combien il est essentiel de pouvoir visualiser les derniers instants de nos êtres chers. C'est essentiel et insupportable à la fois. On veut savoir, et on ne veut pas. Aujourd'hui, je me retrouve avec plusieurs versions et je ne sais pas laquelle adapter à la mort de Stéphanie. Un voisin m'en avait donné une, peu de temps après le génocide, m'affirmant qu'elle était ensevelie sous une maison, puis, quelques années plus tard, il a nié. Et puis un des trois tueurs de ma soeur a parlé lors d'un gacaca, ce tribunal traditionnel qui, en échange d'une remise de peine, incite l'accusé à révéler la vérité sur ce qui s'est passé pendant le génocide. Il a finalement indiqué la fosse où, il y a presque douze ans, Stéphanie a été jetée. Il a dit qu'en fait elle ne gît pas sous cette maison comme on nous l'avait fait croire. Elle est, elle est... dans un conduit d'égout. Enfin, pas vraiment un égout mais un puits perdu. Dans les villes, les habitants creusent des trous où sont recueillies toutes les eaux usagées de la maison : donc ce n'est pas un égout. (Silence.) Remarque, comme ce sont les eaux du quartier, forcément, c'est... (Nouveau silence.) Ils l'ont jetée là, elle et ses enfants, et ils y demeurent depuis près de douze ans. Depuis, cette histoire de merde me revient tout le temps. Toute cette merde en nous, combien de temps faudra-t-il pour s'en laver ? ../..

Chapitre : La fleur de Stéphanie

(p110) ../.. Je suis revenue plus tard à Mwirute, seule. J'étais assise devant l'emplacement où était la maison. Là où mes parents et leurs amis avaient été délaissés, on avait fait poser une longue dalle de pierre qui devait leur offrir un repos plus digne. Je restais là, toujours aussi abasourdie devant cette négation vivante de tout ce qui avait été ma famille, mon enfance, mes racines, mes liens. Gloutonne, la végétation avait tout dévoré. Plus rien, plus une trace. Je pensais évidemment à mes parents, et à ma soeur Stéphanie. Sa maison à Kigali avait été récupérée par un beau-frère revenu d'exil, comme celle de sa voisine Antoinette. Désormais, les lieux étaient habités, des familles y venaient en visite, des enfants jouaient dans l'enclos, des photos au mur remplaçaient celles des anciens occupants... Rien ne rappelait leur passage dans le quartier ni dans l'existence, à part notre souvenir.
Je regardais au loin et soudain j'ai remarqué sous une brique de terre une toute petite fleur qui essayait de percer. Je me suis approchée : c'était le reste d'une plante grimpante que Stéphanie avait plantée pour la faire courir sur la façade de la maison, avant son mariage, il y a plus de vingt ans. On en trouve souvent au Rwanda, la plupart des jeunes filles qui veulent embellir l'enclos en plantent. Celle-ci était de couleur orangée. J'étais vraiment stupéfaite, et je me suis demandé comment cette petite plante avait pu tenir si longtemps sans sécher. C'est là que je me suis dit que même lorsqu'il ne reste plus rien, il reste toujours quelque chose, et que cette fleur était la preuve qu'une trace de ma soeur persistait alors que tout s'accordait à l'éradiquer. Aujourd'hui, la fleur de Stéphanie embellit Mwirute encore si endeuillée pour nous, douze ans après. ../..

Esther Mujawayo et Révérien Rurangwa,
à l'émission “Vol de Nuit” animée par Patrick Poivre d’Arvor



(PS. J'ai classé par défaut ce livre dans cette rubrique car je n'en ai aucune pour ce thème.)

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