10 février 2012

Génocidé, de Révérien Rurangwa

Génocidé
de Révérien Rurangwa

"Ils m'ont tué, moi et toute ma famille, sur une colline du Rwanda en avril 1994. J'avais 15 ans. Je ne suis pas mort."

"Depuis que, le 20 avril 1994, vers 16 heures, je fus découpé à la machette avec 43 personnes de ma famille sur la colline de Mugina, au coeur du Rwanda, je n'ai plus connu la paix. J'avais 15 ans, j'étais heureux. Le ciel était gris mais mon coeur était bleu. Mon existence a soudainement basculé dans une horreur inexprimable dont je ne comprendrai probablement jamais les raisons ici-bas. Mon corps, mon visage et le plus vif de ma mémoire en portent les stigmates, jusqu'à la fin de ma vie. Pour toujours."

Comme celle de tous les survivants, l'histoire de Révérien Rurangwa rejoint l'Histoire. Son récit évoque, avec un réalisme saisissant, l'atrocité du dernier génocide du XXe siècle : celui des Tutsi au Rwanda. Il dit aussi la force de l'instinct de survie et des processus de résilience ; l'impuissance à envisager le pardon quand la justice est bafouée ; l'énigmatique pouvoir du mal et le mystérieux silence de Dieu. Et c'est en cela qu'il parle à tous les Hommes.

Génocidé, Révérien Rurangwa, Editions Presses de la Renaissance, 2006, 231 pages

A propos de l'auteur

Révérien Rurangwa, 27 ans, est aujourd'hui réfugié en Suisse, où il se bat pour rendre hommage aux victimes, obtenir réparation pour les rescapés, et justice alors que des milliers de criminels demeurent impunis. Révérien est un Rwandais qui n’est théoriquement plus menacé d’expulsion du territoire suisse. Mais dans une hypocrisie extraordinaire, la Suisse refuse de lui accorder des papiers d’établissement définitif, ce qui l’oblige à renouveler son permis temporaire tous les six mois, l’empêche de travailler, d’obtenir un diplôme (dont il a déjà suivi les cours), bref, l’empêche de vivre.

Pour en savoir plus

- Ikiru, un site de soutien à Révérien Rurangwa
- L'association Sentinelles
- La fleur de Stéphanie, d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad
- Dans le nu de la vie, de Jean Hatzfeld
- Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld
- Cette playlist de vidéos sur le génocide au Rwanda en 1994

Le sommaire

Prologue
1. Trois mots clés
2. Les jours heureux
3. Pour le meilleur et pour le pire
4. Du paradis en enfer
5. Les champs de la mort
6. La jupe rouge de ma mère
7. On achève bien les chevaux, mais pas les Tutsi
8. Saigneurs, venez à mon aide !
9. Les trois jours de la nuit
10. Retour à Mugina
11. Des tueurs aux trousses
12. Oser me regarder en face
13. Impossible pardon
14. Caïn le Hutu contre Abel le Tutsi
15. Voyage à Auschwitz
16. Ibuka, souviens-toi
17. Supplique à un Dieu en qui je ne crois plus
18. Le cri du Christ tutsi
Annexes
En hommage
Note de l'éditeur
Brève chronologie
Bibliographie
Carte du Rwanda
Remerciements

Extraits choisis

Le prologue

(p11-p12) Ils m'ont tué, moi et toute ma famille, sur une colline du Rwanda, en avril 1994, mais je ne suis pas mort. Hasard ou miracle, je l'ignore.
Nul ne peut comprendre pourquoi on veut le détruire, surtout lorsqu'on est un adolescent de 15 ans. Aussi vais-je me contenter de raconter, avec des mots souvent maladroits - comment transmettre l'intransmissible ? -, par où j'en suis passé pour ne pas succomber, avant d'arriver là, dans ce petit studio de La Vue des Alpes, minuscule village suisse posté sur un col aérien, près de Neuchâtel, où, réfugié, je réapprends à vivre.
Cette tragédie avec laquelle il me faut cohabiter - pas besoin d'apercevoir mon visage balafré dans un miroir pour qu'elle me percute à chaque heure du jour ! -, je veux la retracer sans trembler, même si je ne pourrai jamais la décrire dans toute son horreur. Mais il me faut la dire pour ne pas mourir. C'est une façon de combattre ce qui pourrait me faire succomber : la haine et le silence. Ma douleur est enfouie mais jamais ne s'enfuit. Comme celle de tous les survivants d'un génocide, mon histoire rejoint l'Histoire.
L'unique revanche envisageable pour moi est de témoigner. Afin qu'hommage soit rendu aux victimes, réparation et respect offerts aux rescapés, et que la Justice n'épargne pas les milliers de criminels contre l'humanité qui demeurent impunis. Dont mon assassin.
La seule vengeance digne de moi est que ce tueur qui voulut m'exterminer après avoir haché les miens à la machette puisse découvrir ces lignes. Et qu'il se dise : "J'ai fait tout ça pour rien. Il vit ! Il vit debout ! Il vivra ! Et les siens vivent en lui !"

Chapitre 11 - Des tueurs aux trousses
[Retour au Rwanda, début 1996]

(p95-p98) La confrontation est inévitable. Je la redoute en tremblant mais je la désire de tout mon être. Ce monstre qui hante mes rêves, qui a ensanglanté ma vie pour toujours, existe-t-il vraiment ? Il me faut passer devant le cabaret de Simon Sibomana, je le dois. Coûte que coûte. Je dois vérifier s'il est là, bien vivant ; s'il n'est pas la créature diabolique d'une imagination délirante.
Et il existe vraiment. Il est là, derrière son comptoir. Il lève les yeux, croise mon regard et me reconnaît, lui, immédiatement. Instants de stupeur. Je le fixe de mon oeil unique, à l'entrée du cabaret, au milieu des tables de la terrasse, étrangement calme devant le constat de cette présence. Sibomana n'a pas changé, toujours aussi rond, avec ses lèvres incarnates. Ses cheveux commencent à blanchir. Il est interloqué, je le comprends : ça n'arrive pas tous les jours de voir apparaître un mort vivant.
Puis le roublard, très vite, se ressaisit. Il se compose une façade affable et s'écrie avec une gentillesse doucereuse :
- Par pitié ! C'est comme ça qu'ils t'ont fait !
Son culot, sa capacité à retourner la situation me laissent pantois. Mais je crois me souvenir que mes lèvres ont énoncé, haut et clair :
- N'oublie pas que c'est toi qui l'as fait !
- Allons, allons, on se calme. Viens, je t'offre un Fanta !
Je refuse le soda, bien sûr. Et maintenant que j'ai vu ce que je voulais voir, je remonte la route en courant et je me précipite à la mairie. Je traverse la cour, plantée de son drapeau national, là même où il y a quelques mois des assassins buvaient et festoyaient, que j'implorais de me donner la mort. Aujourd'hui, je viens demander justice, au nom de tous les miens. Je porte plainte contre Simon Sibomana pour crime contre l'humanité.
Mais ce que je redoutais survient. Surtout pas de vagues ! La politique en vogue est celle de l'oubli. Le nouveau gouvernement, dirigé par Paul Kagamé et des cadres du FPR, invite les Tutsi en exil à rentrer au pays : s'ils ont arrêté le génocide, ce n'est pas pour en entendre parler. Il faut tourner cette page noire de l'histoire, il y a une nation à reconstruire. Les Tutsi exilés ne souhaitent pas écouter la plainte des rescapés ; les Hutu non plus, et pour cause. Les survivants ne sont donc pas les bienvenus. Ni d'un côté, ni de l'autre. Comme le dira mon amie Esther Mujawayo : "Un rescapé qui ose demander des comptes est un rescapé de trop." Je ressens cette gêne en voyant le fonctionnaire de mairie se tortiller devant moi alors que j'insiste pour porter plainte et que l'émotion me fait bégayer.
Quant à la Justice, elle est totalement dépassée. Comment punir deux millions de personnes - les tueurs, sans compter leurs innombrables complices, femmes, enfants - sur une population de huit millions d'habitants ? Quelques criminels d'exception (même si l'exception fut la règle) sont exécutés pour l'exemple, mais que faire de ces assassins ordinaires, ces messieurs Tout-le-Monde qui ont pris des congés pour aller au "travail" avec leurs copains ? Ils sont des milliers de Hutu laborieux, de tâcherons serviles, à avoir accompli docilement, dans l'obéissance aux ordres et la soumission à l'obligation sociale de nettoyage ethnique, leur devoir d'abattage.
Et puis, les prisons sont pleines à craquer. On les dégorge avec peine : les tribunaux jugent à tour de bras, délivrent quelques mois de travaux d'intérêt général, et basta. On passe l'éponge sur le sang des innocents. On pousse la poussière des cadavres sous le large tapis de l'histoire avec la balayette d'un simulacre de justice. Enfin, pourquoi ressasser de tels souvenirs ? Ils ne peuvent que grever l'avenir et mettre en péril l'indispensable réconciliation nationale.
Je saisis vite le grand mensonge auquel chacun participe. Chaque famille hutu est mêlée, de près ou de loin, par l'un de ses membres - quand ce n'est pas dix ! - au massacre. Tout le monde a les mains sales et rouges de sang. Une fois leur peine purgée ou leur exil achevé, les tueurs reviennent vivre tranquillement sur leurs parcelles. Rescapés en tête, on fait semblant de faire semblant d'oublier. Puis, il y a des risques à porter plainte. Des centaines de témoins ont été éliminés, par la lame ou le poison, comme ma voisine Donatille Uwantege le sera en 1998. Donc, motus et bouche cousue. Une terreur larvée plane dans le Rwanda de l'après-génocide.
M. Sibomana, âgé de bientôt 60 ans, macheteur à ses heures et meneur de bande d'exécuteurs, est ainsi redevenu un petit père tranquille, considéré comme un sage débonnaire avec sa bedaine replète qui inspire confiance. Que pèse, face à ce mur d'hypocrisie et contre celle de ce citoyen respecté, la parole véhémente d'un gamin sans visage ? ../..

Chapitre 16 - Ibuka, souviens-toi

(p168) ../.. Le survivant tutsi se heurte à une difficulté spécifique : le génocide a été suivi d'un énorme quiproquo. Lorsque le FPR a conquis Kigali en juillet 1994 et signé l'arrêt du massacre, des centaines de milliers de Hutu, des centaines de milliers de génocidaires ont fui, par peur des représailles, et sont allés se réfugier dans des camps immenses, à la frontière du Zaïre. Pathétique exode sous les caméras du monde entier, commentaires larmoyants des envoyés spéciaux débarqués fraîchement de leur capitale et qui ne connaissaient rien de la situation : "Ces pauvres gens ont dû fuir leur maison, leur pays ; ils souffrent abominablement ; le choléra fait des ravages, etc." (Tout cela étant par ailleurs exact.) La mobilisation médiatique fut aussi inouïe que le silence qui venait d'entourer, comme un suaire, notre massacre. L'arbre de l'exode hutu cacha la forêt du génocide tutsi. Et nous, les survivants, que toutes les grandes puissances avaient laissés tomber, nous avons vu ces mêmes nations se pencher sur nos tueurs pour les cajoler, les nourrir, les soigner, les assurer de la compassion internationale. Et nous aurions hurlé si nous n'avions pas été sidérés par l'horreur de ce que nous venions de vivre : "Mais ce sont des assassins ! Pourquoi aidez-vous nos assassins alors que vous n'avez rien fait pour nous ?" ../..

Révérien Rurangwa après sa prise en charge par l'association Sentinelles
1994, Rwanda


Esther Mujawayo et Révérien Rurangwa,
à l'émission “Vol de Nuit” animée par Patrick Poivre d’Arvor


Révérien Rurangwa,
à l'émission “On ne peut pas plaire à tout le monde” animée par Marc Olivier Fogiel



(PS. J'ai classé par défaut ce livre dans cette rubrique car je n'en ai aucune pour ce thème.)

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