16 mars 2008

Coups de sang, de François Cavanna

Coups de sang
de François Cavanna

Présentation
Il s'agit d'un extrait d'un avis de lectrice. Pour le lire dans sa totalité, cliquez sur ce lien.

Quand on s'appelle François Cavanna, qu'on a crée Hara Kiri puis Charlie Hebdo, c'est qu'on a des choses à dire et pas pour caresser le péquin lambda dans le sens du poil ! On ne dit pas, on dénonce, on hurle avec rage et même désespoir devant ce troupeau bêlant que nous sommes à qui on fait faire, croire, supporter, admettre le pire et l'inadmissible, sous prétexte que c'est "la tradition" ou que c'est "comme ça pas autrement et que c'est la seule voie possible". Je ne vous donne pas d'exemple, il vous suffira de faire marcher votre cervelle durant cinq toutes petites minutes pour en trouver des tas. Cavanna, frustré de ne plus pouvoir s'exprimer, bouillait intérieurement et comme il fallait que ça sorte sous peine d'implosion, voilà, c'est fait et ça donne "Coups de sang". Ce livre n'est pas nouveau, il date de 1991 mais on retrouve aujourd'hui ses mêmes grands thèmes d'indignation : la corrida, la chasse, la vivisection, la pub, le sport magouille, le fric, les fausses sciences, les politicards, les culs bénis de toutes religions… Aujourd'hui, on pourrait encore en rajouter quelques uns et non des moindres. Ce livre est un réquisitoire enragé et très documenté sur une humanité moutonnière qui court égoïstement, stupidement, à sa perte tout en gardant bonne conscience.

Ce bouquin est construit en une succession de petits paragraphes, certains très courts, reliés en 4 chapitres principaux :
- Les assassins tranquilles (la maltraitance des animaux)
- Les affamés d'autre chose (le mysticisme à tout prix)
- Les violeurs de cerveaux (la pub)
- Les jours qui passent (un peu fourre-tout)

Coups de sang, François Cavanna, Editions LGF, 1992, 209 pages

Voir aussi, du même auteur : La belle fille sur le tas d'ordures

Au sommaire

Peuples

LES ASSASSINS TRANQUILLES
Ils l'ont fait !
L'habit de lumières
Vous qui aimez
La corne magique
La Paloma
Enfoiré mondain
Dieu existe : mon chien l'a trouvé
Quelque part en Seine-et-Marne
Vol lourd
Ceux qui aiment sous condition
L'expiation
A la loyale
Frères en souffrance
Les cigognes sont de retour
Foie gras
Le goût du sang
La chasse aux Bambis
Le sens du cadeau
Le cochon hilare
La tête et les jambes
Mowgli le fayot
Le carnassier sentimental
Charognes décoratives
Les petits enfants
Les veaux ont-ils une âme ?

LES AFFAMES D'AUTRE CHOSE
Blasphème sans adresse
Attraper le Sida à Lourdes
Je ne vous embauche pas, votre horoscope est trop mauvais
Croire ou penser, il faut choisir
Foi exclut tolérance
Brûler ou se gratter
Privé de dessert
Chère angoisse
Crois !

LES VIOLEURS DE CERVEAUX
Tantale
Démonstration
Hit
Ariane
Fantasmes
Pureté
Hommes-sandwiches
Suprême

LES JOURS QUI PASSENT
La charité au nez rouge
Litanies
Plus...
"Right or wrong"
Les crocodiles ont la bombe !
"Il faut les prendrent..."
Brossage scientifique
Savoir déjeuner
Condoléances
Détente
Le petit poulet et la grosse Mafia
Beauté
Banlieues
Créer de l'emploi
Timbre-réponse
Pondeuses
Moderne
Le retour des poux
Paris-Rombière
Art brute
Animation
Drapeaux
Bonheurs
Troupeaux

Entretien avec François Cavanna
émission 'Nom des Dieux" présentée par Edmond Blattchen (février 2000, 8min)
Cavanna exprime son indignation envers la souffrance infligée aux animaux, son refus de toute croyance et de mode, et son goût pour la lecture.


Quelques extraits choisis

Chapitre : Ils l'ont fait !
dans son intégralité p9-p11

Non, c'est pas possible ! C'est pas vrai ! Ils n'ont pas fait ça ! Si, ils l'ont fait.
Il faut les comprendre. Ils étaient en colère. Déçus. Désespérés. Ils se sentaient incompris, abandonnés. Il fallait bien qu'ils fassent quelque chose, quelque chose de gros, d'énorme, de terrible, pour qu'on les entende. Alors, ils ont amené les moutons.
S'ils avaient cultivé les tomates, ils auraient apporté des tomates. Eux, c'étaient les moutons. Ils ont amené des moutons. Des milliers de moutons. Des brebis, des agneaux. C'est ça, leur marchandise, à eux, leur production : du mouton. C'aurait été de la tomate, ou de la patate, ou du chou-fleur, ils auraient jeté des tomates, des patates ou des choux-fleurs à la tête des CRS, en auraient répandu sur les routes, dans la cour de la Préfecture, enfin, partout où ça fait de l'effet. Mais eux, c'était du mouton. Ça se manie moins facilement, le mouton. Pour le jeter sur les CRS, il faut d'abord le hisser dans les étages, et puis le balancer par la fenêtre. Ils l'ont fait. Ils en ont bavé. Ceux qui cultivent la tomate ou le chou-fleur ne connaissent pas leur chance. Ils ont hissé les moutons là-haut, et hop, vas-y donc, par la fenêtre ! Bien attrapés, les CRS. Ils ne s'attendaient pas à celle-là, dis donc. Les moutons, eux, tout cassés. Ça bêlait, là-dedans ! Dans un sens, c'est un avantage, ça amplifiait la merde. Les choux-fleurs, ça ne bêle pas.
Une autre fois, dans leur sainte et légitime colère, ils y ont mis le feu, aux moutons. Carrément. Un camion bien bourré. Alors, là, non seulement ça bêle, mais ça pue le mouton cramé, la laine, la graisse, tout ça te fait une de ces fumées noires bien dégueulasse, les médias ont été gâtés.
Ils l'ont fait. Ils en ont fait, en font, en feront bien d'autres. Ce sont des actes symboliques, voyez-vous. C'est pour bien faire comprendre à qui de droit qu'on préfère jeter la marchandise que la vendre à ce prix-là. Tomates, choux-fleurs, moutons, tout ça c'est de la marchandise...
Non, pas comme ça. Me voilà encore parti à ironiser. Je dérape dans le sarcasme. C'est ça, l'écriture : tu prends la plume fou de rage, tu la prends parce que tu es fou de rage, et le temps que la phrase te descende du cerveau au papier en passant par le bras, la main et le feutre, ta colère a bifurqué. Oh, elle est toujours là, virulente, mais, au lieu de mordre assassine à pleines mâchoires dans la viande, elle ricane, elle fait le croche-pied, elle ridiculise. Pas de ça ! Les mecs qui font ça, des choses pareilles, tu les auras pas au sarcasme. Rien à foutre de l'ironie, ces fumiers-là. De la brute pur jus, du Croc-Magnon plein silex. La tatane à clous dans la gueule, c'est tout ce que ça comprend, comme ironie.
Ils l'ont fait. Ils ont arrosé d'essence, ils ont foutu le feu et ils ont regardé cramer les moutons tout vivants, ils les ont entendus gueuler, jusqu'au bout, jusqu'au bout, et ils se marraient, les épais, ils imaginaient la grimace du préfet ou de je ne sais quel fonctionnaire qu'ils visaient, ils se fendaient la gueule, ils buvaient le coup, rien de grand ne se fait sans l'alcool, ah, dis donc, t'as vu le travail ?
Dis-moi que c'est pas possible, dis-moi que des paysans français n'ont pas pu faire ça, dis-moi que c'était juste un petit groupe de sales cons bourrés à mort, dis-moi que les autres, la majorité, l'immense masse des paysans qui étaient là. leur sont tombés dessus, leur ont écrasé la gueule à coups de sabots sur le pavé, dis-moi qu'ils ont tous couru chercher des seaux d'eau et se sont rués dans le brasier, et ont risqué leur peau, et ont sauvé tout ce qu'ils ont pu sauver, dis-le-moi, dis-moi ça, c'est comme ça que ça s'est passé, n'est-ce pas ? Ils ne sont pas tous restés là, les gros cons, à regarder flamber des êtres vivants, des êtres avec des yeux qui les regardaient, avec des voix qui les suppliaient...
Non ? Tu ne dis rien ? Tu me dis que je ferais mieux de laisser tomber, que je vais finir par insulter la classe paysanne, et que ça, c'est très dangereux, ça ?
Oh, je ne les insulte pas, les paysans. J'aurais tant aimé qu'ils soient un peu moins cons, un peu moins ingénument féroces que les autres, c'est tout.

Chapitre : L'habit de lumière
deux extraits p13-p15

../.. Jusqu'aux banderilles, ces horribles instruments de torture, qu'on orne de rubans de couleur et de je ne sais quelles cochonneries frisottées (tradition !) dignes d'un mirliton, dissimulant l'engin sadique sous l'accessoire de cotillon... Le jeune futur matador aux fesses bien moulées dans sa culotte à la con (tradition!) qui se dresse gracieusement sur la pointe des pieds pour enfoncer rituellement ses deux javelots enguirlandés dans la nuque offerte, et puis fait un non moins gracieux saut de côté pour éviter les cornes du "fauve", oh que je le hais !... Mais il risque sa peau, Monsieur !... Et alors ? Qu'en ai-je à foutre ? Le couvreur aussi risque sa peau, et tous les jours, mais il n'a pas de fanfare, lui, ni d' "habit de lumières", lui, ni de "Olé !", et il n'assassine ni ne torture personne, lui... Et le taureau, rendu fou par la souffrance, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, à ces douze centimètres d'acier affûté en forme d'hameçon soudain enfoncés dans sa chair, court et rue, et les banderilles, du coup - Oh, que c'est donc ingénieusement calculé ! Oh, raffinement dans la dégueulasserie ! - oscillent et s'agitent avec violence, et déchirent les muscles, et cisaillent les nerfs, à la grande joie du public qui voit joliment virevolter dans les airs les pimpants oripeaux aux riantes couleurs... Et le sang, le sang qui gicle et qui arrose "en pluie vermeille", comme chante le poète en s'accompagnant sur la lyre sonore. Ah, le sang, le sang ! Extase des extases, frisson suprême, qui fait sur les gradins de bois mouiller les culottes des mémères et bandouiller les impuissants.
On leur ferait applaudir l'égorgement de leurs propres enfants, à ces sales cons, pour peu que le spectacle en vaille la peine... Et si, en même temps, une fanfare leur jouait "Carmen", bien sûr. "Carmen", minable musiquette de bastringue bricolée sur une anecdote d'un sordide fait divers, "opéra le plus joué dans le monde" - pardi, c'est le plus con ! -, "Carmen", que de mal tu auras fait, triste pute, en réinjectant dans les crânes épais qui n'y pensaient plus la fascination morbide de la corrida ! ../..

../.. La corrida, bien "médiatisée" - pour ça, si tu as le fric ou l'espérance du fric, aucun problème -, pouvait devenir une puissante pompe à drainer le fric de la poche du connard en bermuda à fleurs et aussi - et surtout ! - celui du "sponsor" et du publicitaire, car elle a lieu dans une arène, grand machin rond avec une balustrade tout autour, vous voyez ce que je veux dire. Suffisait que la télévision acceptât de jouer le jeu. Elle accepta, la salope.
Et je ne parle pas des paris, encore artisanaux et semi-clandestins. A quand le toro-loto ?
(fin)

Chapitre : Enfoiré mondain
deux extraits p22-p23

C'était à prévoir.
Depuis le temps que ceux qu'on appelle, avec le petit sourire goguenard qui s'impose, "les amis des bêtes" se battent contre l'universelle et triomphale connerie ambiante, ils ont peu à peu réussi à réveiller les consciences et à presque mettre à la mode l'intérêt pour les formes de vie autres que strictement humaines. Parler respect et protection de l'animal, voire amour, n'est plus ridicule. Ce fut dur, ce n'est pas gagné, loin de là, mais ça avance.
A partir de là, une plate-forme anticonformiste toute faite s'offre au petit connard arriviste qui veut se tailler sa petite place au soleil des snobinards : proclamer bien haut son dégoût des bébêtes et son mépris pour les mémères à. ../..

../.. Naturellement, le connard ci-dessus n'a pas manqué de brandir l'argument massue des chasseurs, des aficionados, des pêcheurs à la ligne ou "au gros", des vivisecteurs et des arracheurs d'ailes de mouches : "Occupons-nous d'abord des misères humaines, hélas encore si nombreuses ! Quand il n'y aura plus un seul petit enfant affamé dans le Tiers-Monde, plus un seul opposant torturé, plus une seule injustice chez les hommes, plus une seule guerre... alors, peut-être pourrons-nous nous offrir le luxe de nous inquiéter de la souffrance animale." Ça, ça fait toujours son petit effet, ça. L'assemblée se tait et hoche la tête... Demande-lui seulement, au tartufe, ce qu'il fait pour les petits enfants affamés, lui, et pour les droits de l'homme, lui. N'aie pas peur, il restera comme un con. Dis-lui alors que, toi qui te bats pour les bêtes, tu te bats AUSSI pour les enfants affamés et pour les droits de l'homme. Car il n'est qu'un combat, un seul, contre un ennemi, un seul, et cet ennemi s'appelle souffrance, peur, mort. La pitié, l'amour, ne se divisent pas... Oser chipoter le Ronron de la petite vieille qui se prive pour nourrir les chats errants et lui dire qu'elle ferait mieux de se priver pour le Tiers-Monde, oser proférer de pareilles conneries dans un pays où l'on arrose de pétrole des milliers de tonnes de pommes de terre parce qu'on ne peut pas les vendre au prix qu'on voudrait, il faut vraiment être un petit connard inconscient prêt à tout pour se tailler son glorieux chemin dans la jungle des cons.
Non, mais, tu te rends compte ? Cette chance incroyable que nous avons, nous, hommes, que ces deux animaux merveilleux, le chat et le chien, veuillent bien partager notre vie, se fondre dans nos habitudes, nous offrir à tout instant leur beauté, leur gaieté, leur amitié, cette amitié totale qu'aucune amitié humaine ne saurait égaler ? Leur regard, tiens. Leur regard...
Vivent les chiens ! Vivent les chats !
Et mort aux cons !
(fin)

Chapitre : Frères en souffrance
dans son intégralité p43-p44

Toute souffrance est haïssable. D'homme, d'animal, de tout être vivant bâti pour ressentir la souffrance et la peur. Distinguer entre la souffrance des uns et celle des autres procède d'un aveuglement délibéré au fond duquel se tapit la trouille. On sacralise l'homme, et l'homme seul, parce que l'homme, c'est toi, c'est moi - moi surtout ! - et que si l'homme n'est plus sacré pour l'homme, nous sommes, chacun de nous, toi, moi - moi surtout ! -, en grand danger.
L'homme est sacré pour l'homme. Il fut conçu à l'image même de son Dieu, la Terre lui appartient avec tout ce qu'il y a dessus, minéral ou vivant. Il a le droit d'en faire ce qu'il veut. Il a le devoir d'en user pour le bien des autres hommes, ses frères. En particulier s'il s'agit de "sauver des vies humaines", noble justification des pires saloperies.
L'homme est mon frère, certes. Le chien l'est aussi. Et le singe, et l'ours, et l'éléphant. Et l'araignée. Oui, l'araignée aussi. Est mon frère quiconque peut, comme moi, souffrir, avoir peur, aimer, mourir. Je souffre avec tout ce qui souffre, avec l'enfant noir au ventre vide, avec la fiancée de Beyrouth aux jambes arrachées, avec le singe cloué sur une planche dont on déroule les intestins, "pour voir". Leurs yeux hurlent la même horreur, la même folie : la souffrance.
"Au nom de la Science." Majuscule. Menteurs ! Ce que vous appelez "science" n'est nullement la curiosité sacrée, la recherche désintéressée de la vérité, la quête de la connaissance sans rien d'autre au bout que la joie de connaître. Ce que vous appelez "science", ce sont les petites retombées payantes de cette quête, et si vous tolérez les savants, si vous les honorez, c'est à condition qu'ils vous pondent dans la main des gadgets qui, comme dit Ducon, "soulagent la peine des hommes"... Et le réduisent au chômage, mais ça, Ducon ne le dit pas, ou pas à ce moment-là.
En ce moment même, on torture à tour de bras, en des milliers de lieux clos de par le monde. On torture pour mettre au point des cosmétiques, pour tester des médicaments, ou à titre de démonstration pédagogique... Rarement pour la recherche fondamentale.
Il faut que cesse l'orgie sanglante. La peau humaine est-elle donc si précieuse que, pour qu'une mémère puisse se maquiller sans risquer d'attraper des boutons, on doive sacrifier des milliers de lapins à chaque fournée de fard ? Ne devrait-on pas, en priorité, pousser l'élaboration de méthodes de substitution destinées à la recherche ?
Pour cela, il faudrait avant tout que l'on considère l'animal non plus comme un objet, mais comme un être vivant à part entière. J'ai failli écrire "comme un être humain" ! Blasphème...

Chapitre : La chasse aux bambis
dans son intégralité p55-p57

Il m'est arrivé, figurez-vous, d'être un petit enfant. Oh, il y a longtemps, bien longtemps, n'empêche que je m'en souviens comme si c'était ce matin. Je m'en souviens même mieux que de ce que j'ai fait ce matin. Et alors, bon, comme tous les petits enfants du monde, j'écoutais les histoires gentilles que me racontait ma maman ou la maîtresse de l'école maternelle, je chantais les chansons, je regardais les livres d'images. Ces histoires, ces chansons, ces images étaient grouillantes de charmants petits lapins, de bons gros nounours, de tits zoizeaux tout plein mignons, de tits moutons tout frisés, de biquettes espiègles, de faons aux longs cils vacillant sur leurs longues pattes grêles, de souris friponnes, de poussins, de canards, de papillons... Tout cela adorable. Je les adorais. Je les adore toujours. J'ai l'adoration tenace.
Et donc les petits enfants, tous les petits enfants, du moins dans ces pays que nous nous plaisons à qualifier de "civilisés", vivent dans ce même univers de rêve, dans ce paradis terrestre peuplé d'animaux charmants, aimables, amicaux. Joujoux, images, chansons, histoires, dessins animés, séries télévisées, tout ce qui s'adresse aux chers petits êtres s'évertue à leur faire aimer les gentilles bébêtes, ce qui n'est d'ailleurs pas une tâche trop ingrate, les enfants étant spontanément attirés par ces douces pelotes de fourrure ou de duvet aux yeux sans fourberie. Les industriels qui "font" dans l'enfantin savent bien cela et l'exploitent à fond. Qui n'a pas chéri un gros nounours en peluche plus même que sa maman ? Qui ne s'est pas senti éléphant parmi les heureux éléphants du royaume de Babar ? Qui n'a pas été charmé par Bambi. par Mickey la souris et son petit monde stylisé ? Qui n'a pas jeté de son pain aux canards, écrasé son nez contre la vitre d'un aquarium ?
Bien. Alors, maintenant, dites-moi. Expliquez-moi. Expliquez-moi comment, par quel subit et violent retournement, le petit enfant devient chasseur, amateur de corridas ou de combats de coqs. Dites-moi à quel moment précis s'accomplit la métamorphose. A quel moment le cher gros vieux nounours, l'adorable bambi, l'espiègle Jeannot Lapin, devient-il gibier, cible, "pièce" ensanglantée pour photographie de groupe devant le tableau de chasse artistement arrangé sur la pelouse ? A quel moment Mickey et Jerry deviennent-ils ces monstres horribles dont l'apparition furtive terrorise les dames et les fait bondir, hurlantes, sur les tables ? A quel moment la petite fille devient-elle rombière imbécile, le petit garçon gros con de chasseur ? Expliquez-moi.
Ce ne furent pourtant pas tous de précoces arracheurs d'ailes de mouches, des creveurs d'yeux de moineaux, des sadiques en herbe, acharnés à mal faire dès le berceau !
Il m'est difficile de concevoir une telle volte-face, à moi qui ne l'ai pas subie. J'en suis réduit aux suppositions. D'ailleurs, tout semble donner à penser qu'il n'y a pas vraiment volte-face. Mur, plutôt. Mur de béton. Dans leurs crânes épais, du front à l'occiput, partageant strictement l'espace, sans une fissure. Y coexistent, de part et d'autre de ce mur de Berlin, sans jamais se rencontrer ni poser problème, le gentil lapin des dessins animés et le lapin-cible crée tout exprès pour qu'on s'amuse à tirer dessus à coups de fusil le dimanche. Leur petit garçon joue avec son gros nounours tendrement chéri sur la somptueuse peau de l'ours qu'ils ont tué l'an dernier au Canada (Paris-Paris trois mille dollars, tout compris). Le nounours est d'un côté du mur, le grizzli de l'autre côté, le mauvais.
Ca ne les gêne pas. Ils vivent très bien comme ça, dans le contradictoire. Ils rotent et pètent et se curent les dents, vont à la messe de minuit et balbutient des mots d'amour en lâchant leur purée. Ils peuvent être très tendres, très romantiques, vous savez. Même prier la Sainte Vierge avec ferveur. Moi, j'appelerais ça schizophrénie, si je ne craignais pas que les psychiatres et néanmoins chasseurs ne me fassent un procès pour exercice illégal de la médecine.
Ils ne sont d'ailleurs pas sans argument, si l'on essaie de leur faire prendre conscience de la chose. Ils vous expliquent que c'est justement par amour qu'ils tuent. Tuer, n'est-ce pas, est l'acte suprême, la plus belle preuve d'amour, l'amour et la mort se donnent la main, l'eusses-tu cru, gningningnin et gningningnin... Ils t'accumulent ces miteux paradoxes stéréotypés comme s'ils y croyaient, et peut-être y croient-ils, ils sont si cons, leur petite cervelle est si vite satisfaite, pourvu que le paradoxe aille dans le sens de leurs pulsions.
Oui, mais, moi, ces types à mur de béton, ils me foutent la trouille. Il leur est si facile de faire passer un être humain, en principe sacré, du mauvais côté du mur, par exemple en le baptisant "scélérat", ou simplement "ennemi"...

Chapitre : Le cochon hilare
dans son intégralité p60-p62

La publicité s'adresse aux imbéciles. Et aux brutes. Toujours. Elle ne fait pas le détail. Elle ne peut pas. Elle doit obtenir l'effet maximum sur le plus grand nombre. Les délicats feront la grimace, mais ils suivront, vaille que vaille : c'est ça ou rien. La publicité est le plus puissant des agents de nivellement par le bas ou, pour parler plus cru, d'abrutissement du populo.
Le mauvais goût ne lui fait pas peur. Le mot est faible quand il s'agit des réclames des fabricants de cochonnailles, conserves de viande, condiments, enfin de tout ce qui touche à la bouffe. On y voit des cochons hilares, des bœufs heureux, des agneaux bouclés proclamant bien haut leur joie d'être dévorés sous le label de telle ou telle marque, ou assaisonnés avec telles ou telles épices.
"Que Maille qui m'aille !" proclame le bœuf, riant à gorge déployée. Il n'a pas plus la trouille du calembour merdeux (la forme la plus méprisable de ce qu'on ose appeler "l'esprit") que des mâchoires des dévorants, le brave bœuf ! Il est fou de joie à l'idée que ses morceaux de choix seront assaisonnés par cette moutarde haut-de-gamme ! Et le "logo" de Fleury-Michon, ce cochon rose qui cligne de l'œil au gourmand, comme une pute racolant sur le trottoir ! Encore ne fait-elle que prêter son cul pour un petit moment, la pute. Il n'est pas question de la débiter en saucisses.
Mais, pauvres tristes brutes, vous ne vous rendez donc pas compte que. lorsqu'on a faim et qu'on pense "saucisson" on veut oublier que le saucisson ne pousse pas sur les arbres, on veut surtout oublier le gentil cochon qu'il faut hélas égorger pour avoir le saucisson ? Vous, au contraire, vous nous interdisez d'ignorer le meurtre, vous l'exaltez, vous le rendez allègre et mutin ! Enfin, quoi, rappeler obstinément à vos éventuels clients que la viande que vous leur vantez n'est que de la bête vivante assassinée, ça devrait les rebuter, leur faire horreur, non ?
Vous ricanez, condescendant. Je suis vraiment innocent, hein? Vous, vous savez bien que c'est juste le contraire. Vous savez bien que l'évocation de la bête joyeuse et sans souci éveille chez le brave bougre tout-venant des impressions de bonne santé, de fraîcheur, donc de viande de qualité, et c'est tout ce qui importe. Le cochon rit, rien que ça vous met en joie et en appétit. Peut-être même le rappel que ce qu'on a dans l'assiette, nappé de sauce, fut une bête insouciante qui vivait sa petite vie sans se douter qu'elle n'était que ça : un futur morceau dans votre assiette, puis une future flaque dans vos chiottes, peut-être cette idée contribue-t-elle à votre plaisir, cannibale ! Vous ne subissez nullement à contre-cœur l'obligation maudite de tuer pour manger, de torturer pour chatouiller vos petites papilles gourmandes : votre plaisir en est décuplé, c'est un supplément au programme !
J'ai vu, tout à l'heure aux infos, des "chefs" réputés distribuer des tartines de foie gras aux petits enfants d'une école "pour les initier aux bonnes choses et à la gastronomie, cet art bien français". Les mômes disaient "C'est bon", le présentateur était tout attendri, l'institutrice, flattée de l'honneur, souriait à la caméra... Hé, toi, l'instite, leur as-tu expliqué, à tes merdeux, comment on l'obtient, le foie gras ? Ce que c'est que le gavage des oies ? L'épouvantable supplice qui aboutit à cette rondelle de graisse parfumée ? L'as-tu fait ? Bien sûr que non. Tu es une bonne petite fonctionnaire docile, tu éduques les enfants dans le respect des bonnes choses et de la Tradition... T'es-tu seulement jamais posé la question ?
Quelle question ? Il y a une question ?

Chapitre : Charognes décoratives
dans son intégralité p71-p73

Le vétérinaire me parlait. Il m'expliquait pourquoi mon chien bien-aimé n'était pas en aussi belle forme qu'il aurait dû, et moi je n'arrivais pas à vraiment m'intéresser à ce qu'il me racontait, chose qui pourtant m'importait énormément. Cela l'agaçait. C'était un brave homme de vétérinaire, il aimait son métier et il aimait les bêtes, ce qui n'est pas toujours le cas. Il ne pouvait pas deviner que j'étais horrifié par le pied de cheval artistement évidé qui, sur le coin de son bureau, faisait office de pot à crayons. Un authentique pied de cheval, de cheval énorme, un percheron, peut-être bien, coupé sur la bête, si ça se trouve un objet chargé de souvenirs ou rayonnant de symbole, avec son sabot à la corne bien astiquée, son fer luisant, ses longs poils gris-fauve soigneusement peignés... Un bel accessoire de bureau, original et de bon goût, et tout à fait allusif, en plus, je ne sais si vous avez remarqué, juste le bon cadeau pour un vétérinaire ! Peut-être l'hommage d'un éleveur reconnaissant.
Et moi je me disais que si ce gars avait été médecin il n'aurait certainement pas orné son bureau d'un pied humain naturalisé avec ses couleurs de bonne santé, les ongles vernis, évidé bien proprement pour servir de pot à crayons ou, pourquoi pas, prolongé jusqu'à hauteur de genou par un mollet poilu avec muscles harmonieux, afin de servir, couronné d'un abat-jour cossu, de lampe de travail. Et, tant qu'on y était, pourquoi pas une jambe de femme au galbe émouvant, crânement cambrée sur son talon aiguille, cuisse comprise, avec porte-jarretelles et jupette sexy faisant abat-jour ?...
Je me disais qu'une sage-femme ayant le respect de sa clientèle repousserait, quoique peut-être à contrecœur, l'idée amusante de décorer sa salle d'attente de gracieux fœtus flottant, rêveurs, dans des bocaux de cristal aux pimpants reflets...
Le pied d'un cheval mort, la tête d'un cerf garnie de ses bois, la patte d'un éléphant (comme porte-parapluie !), un écureuil empaillé, sont des objets décoratifs. Un pied d'homme, une main d'homme, une tête d'homme, sont des lambeaux de cadavre.
J'ai connu un gars qui allait aux abattoirs ramasser, moyennant coup à boire aux tueurs, les testicules des bœufs pour les tanner et en faire des bourses (après tout, ça reste sous la même rubrique dans le dictionnaire). Des bourses hirsutes, plus il y avait de poils plus c'était prisé des amateurs. Eût-il osé agir de même avec des testicules humains ? Certainement pas, nous sommes bien d'accord. Pourtant, existe-t-il une loi qui interdise la chose ? Je veux dire, sans profanation de cadavre, après accord réciproque dûment paraphé ? On peut bien, de son vivant, céder d'avance ses organes pour de pieux usages : greffe des reins ou d'autres pièces détachées. Il y a même des Banques tout spécialement vouées à cette charitable activité. Je ne pense pas qu'il faille voter une loi particulière pour autoriser la chose, il semblerait qu'une signature suffise. Pourquoi ne vendrait-on pas ses testicules pour en faire une aumônière, son pénis pour en faire un fume-cigare ou un godemichet ? Mais peut-être, dans ma naïveté, arrivé-je trop tard, et ce dernier emploi est-il depuis longtemps en usage dans les milieux où l'on ne regarde pas à la dépense quand il s'agit d'être branché à la toute dernière branche ?
Oui... Revenons à notre propos, qui est celui-ci : le cadavre d'un animal n'est pas vraiment cadavre, au plein sens du terme. Il inspire peut-être le dégoût, voire l'horreur, à l'extrême rigueur et aux âmes pusillanimes. Jamais le respect. La peau d'ours blanc écartelée au pied du lit, mâchoires béantes et yeux de verre irradiant une dérisoire menace, n'offusque pas. L'ours vivant n'est qu'une descente-de-lit en puissance. Mort et tanné, il accomplit enfin son véritable destin.
O belle inconnue qui. l'autre jour, te trouvas, toi, ton parfum du bon faiseur et ton somptueux manteau taillé dans je ne sais quelle fourrure mais assurément pas dans de l'acrylique, seule avec moi dans cet ascenseur qui nous propulsait vers je ne sais plus quels audiovisuels où nous allions vendre nos respectives camelotes, ô toi, la très belle, si tu savais quelles terribles secondes je vécus alors, à retenir ma main droite de balancer sur tes joues ombrées de cils parfaits la formidable paire de baffes qui n'eût, certes, rien valu de bon pour ma renommée, mais m'eût, sur l'instant, fait tant de bien, tant de bien !

Chapitre : Les veaux ont-ils une âme ?
dans son intégralité p76-p80

Pourquoi manger du veau ? C'est fade, c'est sec, il faut noyer ça dans des océans de sauce, d'épices et d'art culinaire pour le rendre acceptable par le palais, ça ne nourrit pas, ça encombre l'estomac pendant des heures... Pourquoi donc s'acharner à manger du veau ?
Vous qui me connaissez, vous savez que la question que je viens de poser n'est pas la vraie question. Ma vraie question. Vous qui me connaissez dans les coins, vous ricanez, finauds. Vous savez que ma vraie question est : pourquoi arracher les veaux à leurs mères meuglant leur détresse pour les parquer dans une cage-gavoir où on les engraissera vaille que vaille en un temps record à coups de super-aliments, d'hormones, d'anabolisants, d'antibiotiques et de tous les engrais de forcerie, dans le noir total afin que la chair reste blanche - quel Brillât-Savarin de mes deux a décrété que le veau devait être blanc de neige ou ne pas être ? - avant l'abattoir industriel, pourquoi ?
Hé, ballot, si on laisse le veau à sa maman, il va lui pomper le lait, tout son lait, et qu'est-ce qui restera pour le biberon de nos blonds bébés, futurs rois de la Création ? Ça, mon vieux, je m'en fous. Si les femelles d'hommes ne sont pas capables de sécréter le lait nécessaire à leurs morveux, qu'elles les regardent crever. Ou qu'elles les gavent d'un de ces produits hautement synthétiques, cocktail de super-aliments protéinés, sucrés, hormonisés, anabolisés, antibiotisés et le reste qui réussissent si bien aux bébés veaux, aux bébés moutons, aux bébés cochons... Le résultat en sera une génération d'hommes athlétiques, musclés du bide et puissants du cerveau, guéris d'avance de toutes les maladies imaginables avant même de les avoir attrapées puisqu'ils auront préalablement été bourrés de tous les médicaments qui soignent ça, comme précisément les veaux... Mieux encore (on peut rêver) : que les hommes étendent donc aux hommes les hardiesses chimico-diététiques qu'ils déploient pour les animaux de boucherie. Qu'ils concoctent des tourteaux compacts, nourrissants et équilibrés, qui ne nécessiteront aucun meurtre, aucun sang répandu, aucune vache-mère meuglant de désespoir... Merde, la science appliquée est là pour ça, réveillons-la à coups de pied, secoue-toi le cul, vieille pute, il n'y a pas que la bombe à neutrons à découvrir, ni que le gaz foudroyant, ni que la crème à bronzer hyper-filtrante...
D'ailleurs, il faudra bien y venir, à la bouffe synthétique tirée du pétrole, de la terre glaise ou du mâchefer irradié : vingt milliards de morfaloux dans trente ans, comment croyez-vous que ça va se passer ? Bien fait pour vos gueules, pondeuses mystiques, pondeuses cupides à troisième enfant, pondeuses patriotes, pondeuses linottes oublieuses de pilule.
Bon. On ne tue plus les veaux. Alors ? Alors, ils deviennent bœufs, alors on les abat, alors on les mange. Rouges, fermes, saignants... C'est vrai. Qu'est-ce qu'on est goinfres ! Nos terribles mâchoires dévorent le monde. Par un bout. Le recrachent par l'autre. Changé en merde. L'homme, machine à changer le monde en merde. Eh là, eh là, tu oublies les œuvres de l'esprit. Tu oublies l'âme immortelle... C'est vrai. Excuse-moi. L'homme n'est pas une bête, lui. Il a le droit. Puisque c'est lui qui le dit. Mais puisqu'il a ce qu'il appelle une âme, machine à déceler, sinon à créer, le beau, le laid, le cruel, l'horrible, pourquoi fait-il comme s'il n'en avait pas ?
Et si on se l'invente, ta barbaque synthétique, si même on arrive à convaincre les gourmets, les bouchers et les éleveurs, si l'on cesse de tuer pour la bouffe, alors, tu sais quoi ? Eh bien, les bœufs, les vaches, les chevaux, les moutons, les cochons, les poulets, les canards, eh bien on cessera simplement de les élever, et il n'y en aura plus, ils auront disparu, espèces éteintes, une croix dessus. Ouais... Ça, c'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est qu'on ne tuerait plus, qu'on ne gaverait plus, qu'on ne torturerait plus. L'essentiel, pour moi. Les bons cons qui déplorent la disparition des baleines au nom de l'espèce ! Esthètes, va ! Collectionneurs ! Petits vieux ! Je déplore l'industrie de la chasse à la baleine au nom du harpon-obus perforant la baleine après une poursuite effroyable, lui explosant dans les viscères, arrachant déchiquetant écrabouillant, je déplore l'angoisse horrible et la souffrance et la mort, je souffre mes viscères éclatés et ma trouille et ma mort, je suis la baleine, comme je suis le veau, le bœuf, le cochon qu'on saigne tout vivant - le boudin, c'est si bon ! -, et vous êtes l'assassin, et vous êtes l'ennemi, et, pardonnez-moi, je vous hais.
Mais si on ne les tue pas, si on les lâche dans la - mets des guillemets, surtout - "nature", dans ce qu'il en reste, ils vont devenir quoi ? Ils vont devenir gibier. Les chasseurs vont se régaler la gâchette ! D'autant que tes grosses betes seront, automatiquement, des "nuisibles". Elles ne vont pas se contenter de brouter sagement les maigres touffes non-appartenant à exploitants payant impôts, non vouées à la nourriture du genre humain, seule espèce sacrée de la Création, c'est son Dieu qui le dit, c'est-à-dire elle-même. Hé oui. Vous êtes bien le fumier suprême. L'ordure absolue. Ce que vous ne tuez pas pour vous nourrir - ou plutôt pour vos petites miteuses voluptés gastronomiques -, vous le massacrez pour le plaisir. Pour faire joujou. En rotant, après bien bouffé bien bu, pour la digestion. Grosses vaches ! (Pardon, les vaches.) Tas de merde qui vous croyez tas de merde pensants, parce qu'un tas de merde d'entre vous autres tas de merde vous l'a dit...
Pourquoi je suis en boule comme ça ? Parce que c'est en ce moment la grande bataille du veau. Du veau français. Du veau français bourré d'hormones et de toutes les saloperies interdites - interdites mon cul : tu sais ce que vaut une interdiction en France, pays de la démerde, du pourboire et de la magouille électorale - du veau français que les Ritals - non, mais, quels sales cons, ceux-là ! - ne veulent plus donner à leurs enfants dans les petits pots, parce que ces enfants deviendraient des Ritals monstrueux, chose vexante. Voilà. Cette grande querelle du veau ne s'est déclenchée que parce que le veau trafiqué risque de, comme je viens de vous le dire, être nocif pour la petite santé de l'homme et de sa descendance. Alors, ça, c'est pas tolérable, ça. Voilà des années qu'on "élève" les veaux en batterie, qu'on les traite systématiquement en tubes à sécréter de l'escalope, que ces malheureux enfants - je parle des veaux, le veau AUSSI est un enfant - vivent une courte vie d'une horreur à vous dresser les cheveux sur la tête, ET ÇA N'A JAMAIS ÉMU PERSONNE. Pour qu'on s'intéresse au sort des veaux, il faut que cela comporte des conséquences fâcheuses pour la santé des mangeurs de veaux ! Et encore, ceci ne serait rien, le puissant lobby des éleveurs de veaux prétend que ce n'est pas vrai. Mais le vrai scandale, ce qui mobilise les médias et indigne l'opinion, c'est que cela est mauvais pour l'économie française ! Des catégories sociales sont lésées ! Là, oui, ça bouge. Enfoirés !
Je souhaite de tout mon cœur qu'un jour - si possible après ma mort - les multitudes affamées - affamées par nous - des Asies, des Afriques et des Amériques se ruent sur le vieux monde aux décadences subtilement sanglantes, sur le vieux monde aux gastronomies raffinées où la sauce cache le gavoir et l'abattoir, et, la viande de boucherie ayant disparu, parquent les Blancs dans des enceintes implacables, les forcent à se reproduire, leur fauchent l'enfant à la sortie du trou et l'engraissent "en batterie", et l'égorgent proprement - le sang servira pour la sauce - et l'accommodent selon les recettes tant délectables trouvées dans les beaux livres de cuisine illustrés en couleurs. Le bébé d'homme blanc ressemble beaucoup, d'un point de vue culinaire, au bébé bœuf, ou au bébé cochon : fade, sec, demande une sauce relevée.
Ce ne sera d'ailleurs même pas une consolation : les foules exotiques, pour pitoyables qu'elles soient, ne sont pas moins stupides, cruelles, indifférentes, sensuelles, en un mot pas moins cons, que nous. C'est juste un petit plaisir esthète que je me donne, comme ça. Ça ne console pas mais ça soulage.

Chapitre : Bonheurs
dans son intégralité p205-p206

Je peux, sans voir le temps passer, regarder, éperdu de bonheur, comment s'arrangent les poils sur le visage d'un chien. Je dis bien : visage. Ce tourbillonnement délicat autour des yeux, ces impeccables alignements évoluant en volutes subtiles qui épousent les caprices de l'ossature sous-jacente, et tout cela donnant cet insaisissable et irrésistible prodige : le beau. Pourquoi est-ce beau ? Beau en moi ? Pourquoi l'implacable harmonie du nécessaire produit-elle, de surcroît, cet "en plus", cet épanouissement en mon être contemplatif, qui est le beau, ce beau dont le manque me navrerait ?
Non, je ne vois pas là le doigt d'un dieu, mais je m'émerveille et me réjouis qu'il y ait en moi un quelque chose apte à sentir la beauté, à la créer, donc. Car la beauté n'existe qu'en nous, elle est une façon d'apprécier une harmonie que nous n'estimons telle que par un arbitraire où l'habitude tient le premier rôle... Peu importe le filtre, la notion du beau est en nous, et son besoin. Le monde n'est pas seulement une machine terriblement efficace, il est, pour nous, en nous, beau ou laid, donc source d'allégresse ou de déplaisir.
L'œil d'un mouton, l'arrangement de l'écorce sur un tronc, l'immensité de la mer, l'architecture d'un nuage... Comment ne voir dans le mouton que côtelettes grillées, dans l'arbre que bois de chauffage, dans le nuage que prédictions météo ?
J'aime tant les formes "spontanées", "brutes", que je collectionnerais volontiers, si j'avais le tempérament collectionneur (mais collectionner, c'est momifier), cailloux, ferrailles rongées de rouille, bouts de bois roulés par la mer ou sculptés par l'intempérie...
Une pierre meulière, tiens, une de ces meulières dont jadis, on construisait les pavillons de banlieue, que c'est beau ! Tout objet fabriqué, même amoureusement façonné par la main de l'artisan, tout produit de l'art, me touche moins que le matériau brut. Je n'ose y porter l'outil. Quelle statue vaut qu'on attaque le bloc de marbre ? Je suis amoureux du marbre, la statue me l'abîme.

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